dimanche 3 janvier 2016


B comme Barry Lyndon

"Nous nous croyons libres car nous ignorons les causes qui nous déterminent." B. Spinoza

Déterminisme ou liberté ? Opportunisme ou stratégie ? Un homme normal, oserais-je dire banal, plongé dans un destin hors norme, qui le dépasse, qu'il croit avoir choisi, alors qu'il est choisi.
Le contraste entre la beauté transcendantale de l'Art et la banalité immanente de l'humain pris dans le flux de l'histoire. Kubrick est un mélancolique qui sublime l'âme humaine dans ce qu'elle possède de plus vil mais aussi de plus touchant. 
Une œuvre dans laquelle nous aimons retrouver toute la vanité de l'homme, à laquelle nous nous identifions, comme un plaisir masochiste, tout au long de notre existence. Un phare qui nous rappelle à notre pauvre condition et à la splendeur que l'art peut faire jaillir en nous et contre nous. Tout le paradoxe de l'être humain qui opère toujours sur nous avec la même fascination.
Barry Lyndon condense en 3h l'Histoire de l'homme dans un monde rétréci à sa plus impure quintessence, à la fin d'un siècle qui montre l’achèvement d'un cycle et le commencement d'une nouvelle ère. 
La verticalité transcendantale de l'Histoire, qui écrase l'homme, dans l'horizontalité des événements de l'histoire. La crudité, la trivialité de l'histoire en train de se faire face à la beauté formelle (visuelle et sonore) de l’œuvre. 
Barry ne fait que suivre la trajectoire de tout humain à qui semble se profiler le libre arbitre, mais où une volonté supérieure (rôle de la voix off qui annonce ce qui va advenir, incarnation du narrateur, du réalisateur, du démiurge ?) agit au-delà de lui même, à l'image d'un déterminisme quantique. Les espaces de "libertés pures" sont réduits à des propositions anecdotiques auxquelles le spectateur peut s'identifier mais que l'histoire à mis sur son chemin comme une conséquence de la grande Histoire. Les recherches de causalités sont toujours liées à un "objet identifiable" et dont l'origine, même si elle est le fruit d'un hasard ou d'une contingence imbriqués au scénario, (Capitaine Podzdoff qui se trouve dans la maison en présence de Barry ...) peut être, à son tour, déconstruite. Ces impulsions, certes scénaristiques mais intrinsèquement liées à Barry et aux choix ou opportunités qu'il opère au fil de ses péripéties, servent à donner des inflexions majeures à la tournure de l’histoire pour Kubrick qui fait évoluer son "pion" comme un joueur d'échec dans le damier déjà établi de l’Histoire.
Barry est toujours l'objet de stratèges et donc de stratagèmes associés (que ce soit le premier duel truqué, le Capitaine Podzdoff qui le piège avec le Général Williamson, puis le chef de la police qui l'embauche pour espionner M. de Bari Bari, sa mère qui lui rappelle que l'obtention d'un titre est tributaire de son ascension sociale et de la conservation d'un patrimoine, ou la société elle-même qui le manipule, et enfin le réalisateur lui-même qui tire toutes les ficelles). La stratégie de Barry ne se voit qu'à posteriori car Kubrick insiste sur les hasards des rencontres qui orientent ses choix, à priori,  et sa volonté d'ascension sociale. C'est là toute l’ambiguïté de Barry et du film de Kubrick. Il est arrivé au point où il le voulait (apogée sociale) en se servant du réel tel qu'il se présentait à lui, par opportunisme, et non par un choix volontaire de ses actions. C'est ce qui le différencie d'un stratège, anticipant les coups, avec intelligence et clairvoyance. En ce sens Kubrick, comme dans tous ses films, a une vision pessimiste et amoindrie de l'homme. 


"Le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature. Car la beauté artistique est la beauté née de l'esprit et renaissant toujours à partir de l'esprit." 

Une histoire de la peinture ou une peinture de l'Histoire ? 
Toute la première partie du film suggère des tableaux, en plans fixes animés par des zooms arrières avec quelques mouvements de caméra. Ces tableaux sont à l'image de la picturalité que veut dépeindre Kubrick, rendant hommage aux peintres et imposant au cinéma une innovante perspective. Ainsi, au fur et à mesure des zooms arrières, on découvre la teneur des plans (cadrage initial, composition, mouvements des personnages s'il y en a, intensité dramatique,...) et le sens qu'ils apportent au récit dans leur imbrication successive. De ce fait, Kubrick modifie le cadrage initial (élargissement progressif) pour mieux insérer son personnage dans un autre cadre, plus complet, relativisant son inscription dans le décor. Tout se passe comme si nous étions l’œil collé sur un détail et que progressivement (la vitesse constante est essentielle) nous nous reculions jusqu'à découvrir un tableau avec un cadre fini. Une cinématique axiale dans la troisième dimension (profondeur), propre au cinéma, caractérise un choix formel d'un nouveau type de plan séquence, et une volonté de toujours limiter le personnage (et donc sa liberté de mouvement) dans un cadre fermé. La somme des "tableaux cinématographiques" jouent ainsi le rôle formel d'une narration visuelle dynamique de juxtaposition, comme si nous étions dans un musée, observant avec une acuité maximale chaque tableau depuis un point central, nous reculant peu à peu jusqu'à le voir dans ses contours les plus grands, sans voir notre déplacement latéral entre chacun d'eux. Elle éclaire le sens du personnage pris dans le flux dramatique du récit, avec une certaine distanciation comme on pourrait le voir dans un tableau de Hogarth, Menzel ou Chodowiecki.


La violence et la mort chez l'humain,...trop humain. 
La seconde partie, plus "humaine", va signifier à la fois l'apogée puis la chute de Barry. Elle est plus contrastée sur le plan formel, contenant des mouvements de caméra d'une beauté et d'une subtilité rarement atteintes au cinéma. Les gros plans sont plus nombreux, les travellings et panoramiques également (on songe au plan qui montre la première apparition de Lady Lyndon en profondeur de champs, après un travelling, Barry au premier plan. Leur union est scellée par ce mouvement d'appareil (zoom avant).
Cette séquence fait émerger la violence de Barry à l'encontre de son beau fils, Lord Bulington. Lors d'un concert dans leur château, c'est à dire au point culminant de la représentation sociale, Barry se jette littéralement sur Bullington, manquant de le tuer et l'humiliant. La chute sera sociale, humaine (perte de sa jambe), et cinématographique (personnage, anti-héros). La violence, chez Kubrick est inhérente à l'être humain, elle le corrompt et l'isole. Dans 2001, ou Orange mécanique, elle était originaire chronologiquement dans la transformation des hommes, dans Barry Lyndon, elle est secondaire, même si elle implique des conséquences similaires.
La thématique de la mort, corréla de la violence, sera l'autre motif de cette seconde partie.
On pourrait se poser la question de ce qui anime la volonté et l'acte de créer chez Kubrick ? Ce qui le pousse trouve t-il son origine dans un déterminisme quelconque ou s'inspire t-il d'actes animés par la seule liberté ? Il sait que les (grands) artistes sont attendus sur le plan formel,seule véritable expression de la liberté. La forme ne se voit pas, elle EST.
Kubrick est un cinéaste-philosophe qui nous donne à voir sa vision, certes pessimiste de l’être humain, qui ne trouve qu'à de très rares moments grâce à ses yeux, et notamment dans l'invisible perception que l'Art permet.